Psychanautes
à @Camouille
The real human, you might say, is the gamer playing the game. But this human, in order to play, has to think like something other than a human. It has become animated, a human pretending to be a machine, pretending to be an animal, responding to targets within the game as signals switching on or off behaviors aimed at sheer survival. The gamer coupled with the game is a strange animal.
McKenzie Wark, Gamer theory
NOISY-LE-SEC. Insolite. Il développe un jeu vidéo pour chat·te chez sa mère
Verveine trône à l’extrémité du canapé, le regard fixé sur une nuée de mésanges, de l’autre côté de la baie vitrée. La croupe en poire, comme aimait à les représenter Dubout, la chatte paraît dans son monde. « Vous voyez ses babines qui frétillent, les petits bruits qu’elle fait ? Elle s’imagine qu’elle chasse ces oiseaux », explique É*. Passionné par les chat·tes, l’ingénieur s’est réfugié chez sa mère à Noisy-le-Sec, après une première expérience professionnelle difficile. « Chaque soir, quand j’allume la console, Verveine s’allonge sur mon plexus. Elle a toujours les yeux rivés sur la télé, hagarde, et exerce des pressions avec ses pattes. Je me dis : les chat·tes ne pourraient-iels pas avoir leurs propres jeux vidéo ? Ont-iels une imagination susceptible de les projeter dans une autre réalité ? »
À sa sortie d’école, le jeune développeur décroche un emploi chez un éditeur d’applications « bidons ». « C’était une des périodes les plus difficiles de ma vie. Du jour au lendemain, je n’ai plus réussi à y aller. Je n’ai pas compris tout de suite que j’étais déprimé, et que mes études m’avaient éreinté. » É* rentre alors à Noisy-le-Sec, où sa sœur passe un week-end sur deux. « Notre tradition, c’est de jouer à la console, des vieux jeux, genre Halo 2. » Quand la sœur n’est pas là, É* poursuit ses parties, Verveine à ses côtés. « Je me suis aperçu que la chatte était une sorte de vaisseau affectif, de réceptacle à tendresse. En la flattant, je flattais aussi ma mère et ma sœur, dont j’avais besoin. Verveine est notre vicaire d’amour. »
Si le langage des jeux vidéo est un liant entre le frère et la sœur, la mère confie n’avoir jamais compris l’intérêt. Sauf peut-être pour les jeux de voiture. Elle se souvient d’une démo de Gran Turismo (É* lui souffle le titre), aperçue à la Fnac, qui l’avait enthousiasmée. « Autrement, elle était trop empêtrée dans son réel, ses missions de mère et d’infirmière. Même si elle avait eu le temps de jouer, je ne pense pas qu’elle se le serait autorisé. »
Plus généralement, É* s’interroge sur la capacité à s’imaginer dans des mondes virtuels. L’a-t-on toustes ? Se développe-t-elle comme un muscle ? Faut-il des jeux qui nous ressemblent, proches de nos vécus, dans lesquels on se reconnaît ? « En fait, si ma mère voulait jouer aux courses de voiture, c’est parce que c’était son unité véhiculaire à elle, son outil de travail, qu’elle conduisait à toute vitesse, que c’était aussi à ses yeux un instrument de liberté, de plaisir, pour s’évader. »
À quoi rêvent les chat·tes ?
É* se pose alors la question de ce qui stimule les chat·tes. Il rappelle qu’il existe des jeux vidéo où on incarne un·e chat·te, comme Stray, à hauteur de félin. « Mais la vraie question, c’était, que donnerait un jeu pour chat·te ? » Quelle serait leur réalité virtuelle ? « Quand Verveine tressaute en dormant, ma mère dit toujours : « tiens, elle rêve d’une souris ». Et si la base du jeu de chat·te, c’était de courir après la souris ? » Une sorte de rêve profond, de désir primal, qui fait écho à l’essai fondamental de McKenzie Wark, Gamer Theory, que É* cite régulièrement. D’après la philosophe, notre vie est déjà en soi un « gamescape », un « ludespace ». Pour les chat·tes, comme tous les animaux, les alentours sont une zone de jeu. D’instinct, l’animal a des objectifs, des cibles. « Alors que nous, humain·es, pensons notre ludespace a posteriori, de manière métaphorique. » Comment dès lors attirer l’attention des chat·tes vers des espaces virtuels ?
Voyant que Verveine réagit aux stimuli de l’écran, l’ingénieur établit une typologie de jeux susceptibles d’intéresser les chat·tes. « Imaginez un Metal Gear félin, comme ceux de 1987 et de 1990. La gestuelle des chat·tes sort tout droit d’un jeu d’infiltration, iels sont des maître·sses de l’amorti. » Apparaître, disparaître, voilà leur spécialité. « Pas étonnant que les chat·tes soient si représenté·es dans le genre fantastique. » É* pense aussi à un jeu de chasse, ou de course, pour attraper oiseaux et souris. « On parle beaucoup aujourd’hui des chat·tes comme d’une famille carnassière, qui menace d’extinction certains rongeurs ou volatiles. Et si des jeux vidéo pouvaient réguler leurs instincts ? » Le numérique pour défendre les espèces, une idée audacieuse parmi d’autres, que l’ingénieur égrène à toute vitesse.
Chattes manières
É* se retrouve face à la nécessité de développer une ergonomie féline, des formes de joystick pour chat·te. Non plus une manette, mais une coussinette, sur laquelle exercer des pressions. « Vous n’avez jamais remarqué comme les chat·tes malaxent avec leurs pattes avant ? Ma mère appelle ça « piéti-piéta ». » É* imagine un gameplay, une gamme de mouvements singulière : faire ses griffes (« Verveine les fait sur un chat en bois, désormais méconnaissable, je dis qu’elle « fait du chat » »), rouler sur soi-même (« elle tourniboule »), miauler… Un micro intégré tirerait parti du registre des chat·tes, des ronronnements aux feulements, des infrabasses aux ultra-aigus. É* utilise d’ailleurs une grande variété de verbes de sons, pour la plupart fantasques : « bader », « miouler », « miaffer »… réponses aux variations de Verveine, artiste de la voix (« je n’aurais jamais dû lui apprendre à parler », confie la mère).
Le concept de caméra, incontournable pour les jeux vidéo humains, serait-il opérant pour les chat·tes ? « Le terme de « personne » dans « vue à la première ou à la troisième personne » est problématique. » É* explique que ces conceptions sont héritées de notre système énonciatif et linguistique, et posent une question profonde : comment les chat·tes se conçoivent-iels, comment se voient-iels ?
« On en revient toujours à l’algorithmisation de la vie dont parle Wark, et qu’on constate dans Les Sims ou Persona. Le jeu vidéo, c’est de l’allégorie et de l’algorithme. Comment on transforme la vie d’un·e chat·te en nombres ? », s’interroge É* les yeux pétillants, comme pris d’une frénésie démiurgique. Pour tester ses premières intuitions, l’ingénieur a fabriqué un projecteur d’ombres à l’état de prototype, en attendant d’inévitables progrès techniques (il travaille pour l’instant seul à son projet).
Un chat de ma chatte
Au bout d’une heure de discussion, É* revient sur le statut du nom des chat·tes. « Nous les surnommons plus que nous les nommons. Il est rare que j’appelle Verveine ainsi. » Avec sa mère, le développeur liste les surnoms de leurs chat·tes, avant d’en offrir la lecture : « pour Féline, il y avait La fine, Ma fine, Fifine, Finoune, La miche, Ma poupée. » Pour Velours, lui aussi décédé : « Minou, Minouchou, Minouchi, Manouché, Mouchou, Mucha, Muinou, Pitou, Pitrouli, P’tit loup de mer, Vomito, Ti cœur de beurre, Tite crème… » Quant à Verveine ? « Fouffy, Foufinette, La Miaff, Miss Miaff, Madamiaff, Madame Jabot, Miaoussa, Mam chouki, Mistigrouff, Grosse doudi… » Ces surnoms racontent des histoires, des « confabulations », écrites avec la mère et la sœur. Des fictions aux consonances affectives.
Revenu d’un éclat de rire, É* retrouve son sérieux : « si nous les nommons, les chat·tes sont-iels maîtres de leur identité ? Parfois quand iels miaulent, je me demande s’iels ne demandent pas instamment à ce qu’on les appelle par leur vrai nom. »
Et le gamer de se souvenir de moments d’enfance difficiles, où les jeux vidéo étaient un refuge. « Avec les personnages que j’incarnais, je pouvais me rêver autre. » Les chat·tes ne pourraient-iels pas aussi se créer des chavatars, réinventer leur allure, se voir en d’autres couleurs, plus grand·e, plus souple… imaginer d’autres qualités physiques, d’autres occupations, d’autres espaces de vie, en monde ouvert ? Ne pourraient-iels pas jouer en réseau, avec des semblables du monde entier, affranchi·es de leurs maître·sses ? Emporté par ses hypothèses, éloignées de toute application technique concrète, É* s’enflamme : « on pourrait même jouer avec elleux, mieux les comprendre, converser ? » Le virtuel comme moyen de proximité, l’animal comme révélateur d’humanité…
L’ingénieur n’en est plus à son premier paradoxe, et nous en lui souhaitons de nombreux autres. La version bêta de son premier jeu, Psychanautes, sera présentée l’an prochain au Salon du Jeu Vidéo Indépendant. On conviera pour l’occasion des chat·tes de toute l’Europe, qui la testeront dans des espaces dédiés.
VALENTIN GRIMAUD
Ancien élève de l’École normale supérieure de Lyon et agrégé de lettres modernes, Valentin Grimaud est l’auteur de monographies aux éditions Le mot et le reste (Mariah Carey, Casta Diva, 2020, Céline Dion, Vestale, 2022, Janet Jackson, La dernière des Jackson, 2025). Il publie également des textes sur la pop culture (« Le Rossignol et la Banshee : la voix de sifflet dans la pop d’aujourd’hui », revue Audimat, 2022 ; « AI’s Every Woman », revue Insert, 2023, « Reputation Stadium Tour (Taylor’s Version) », revue Zone Critique, 2024) et traduit de l’anglais (Un château au loin, Lord Berners, Cahiers rouges, Grasset, 2023). Les jeux vidéo sont sa matrice (« Play the long game / Watch the Longplay », revue Tatou, 2025).
Texte publié dans le cadre de l’exposition « Cat People. Des artistes et des chats »